jeudi 26 mars 2015

Les tours de passe-passe de la foresterie




En septembre 2012, Global Witness et les ONG libériennes Sustainable Development Institute et SaveMy Future Foundation ont publié un rapport choc.En épluchant les très nombreux permis d’utilisation des terres délivrés à des sociétés d’exploitation forestière depuis la levée des sanctions de l’ONU sur le bois libérien en 2006, ils ont fait la découverte surprenante que la société d’exploitation forestière malaisienne Samling avait pris le contrôle d’environ 10 % du total des terres du Libéria.


Récolte de fruits de palmiers à huile sur une plantation au Libéria. (Photo : Rob McNeil/CI)

Des sociétés liées à Samling avaient acquis des permis portant sur 10 200 km2.(4) Le rapport a également révélé une autre information cruciale. Dans les zones où Samling a acquis des permis d’exploitation forestière, l’entreprise a également constitué une réserve foncière pour des plantations de palmier à huile. Les filiales de Samling ont amené les communautés à signer des «accords de conversion agricole » sur 75 ans donnant à la société le droit de convertir ces zones en plantations de palmier à huile une fois les opérations d’abattage réalisées. Selon les ONG : « Les accords non signés que nous avons pu consulter laissent penser que Atlantic Resources pourrait envisager de créer sa propre filiale ou sa propre branche consacrée à l’huile de palme pour l’exploitation de ces plantations. » Samling possède en fait une filiale spécialisée dans l’huile de palme, Glenealy Plantations, que le groupe a créée dans les années 1990 pour établir des plantations de palmier à huile dans des zones déboisées du Sarawak, le berceau de l’entreprise. 

La filiale en charge des plantations a suivi la voie de l’activité d’exploitation forestière de la société et s’est développée en lndonésie et en Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG), où Samling détient désormais des droits de bail pour des plantations de palmier à huile sur au moins 128 000 ha. Samling n’est pas la seule entreprise forestière à suivre ce modèle. Les données recueillies par le groupe écologiste WALHI montrent comment la pratique a été généralisée en Indonésie, où l’expansion du palmier à huile est plus rapide que n’importe où sur la planète. Entre 1980 et 2001, les entreprises, pour la plupart contrôlées par des amis et des parents du Président Suharto, ont acheté une surface incroyable de 72 millions d’hectares de terres soumis à des permis d’exploitation forestière en Indonésie, tandis que 4,1 millions d’hectares étaient consacrés à des plantations de palmier à huile. Mais, entre 2004 et 2014, le chiffre de la surface des exploitations forestières a chuté à 25 millions d’hectares, tandis celui des plantations de palmier à huile est passé à 19 millions d’hectares. WALHI prévoit que les concessions de palmier à huile représenteront la plupart des concessions foncières au cours des 10 prochaines années, soit 26,3 millions d’ha par rapport à 26,2 millions d’ha de forêts. « Ce qui se passe progressivement, explique Zenzi Suhadi de WALHI, c’est que les forêts tropicales indonésiennes sont toutes transformées en monoculture de palmier à huile. » Alas Kusuma compte parmi les titulaires de concessions forestières les plus importants en Indonésie.Grâce à ses liens étroits avec le gouvernement Suharto, à la fin de la dictature, en 1999, la société disposait d’au moins 19 concessions forestières, d’une superficie totale de 2 661 376 ha.(5) 

Maintenant, les propriétaires de la société transforment ces terres en des concessions de palmier à huile, souvent sous des dénominations sociales différentes, et les vendent à de grandes entreprises d’huile de palme pour des millions de dollars. Dans un accord de 2013, les actionnaires de Alas Kusuma ont vendu des permis pour 8 000 ha dans le Kalimantan occidental à la société malaisienne Felda Global Ventures, le plus grand planteur de palmier à huile dans le monde. Felda a payé environ 8 millions de dollars pour ces permis, même si Alas Kusuma n’avait planté du palmier à huile que sur 725 ha et risquait de se voir annuler sa concession pour défaut d’exploitation des terres. Alas Kusuma a procédé à une vente similaire de terres déboisées en 2010 à Ketapang, dans le Kalimantan, à GoodHope Asia Holdings Ltd, la filiale du géant sri-lankais Carson Cumberbatch spécialisée dans l’huile de palme.(6) Mais c’est en Papouasie-Nouvelle-Guinée (PNG) que la convergence entre l’industrie forestière et celle de l’huile de palme est la plus extrême. Le principal moyen pour les compagnies forestières d’acquérir des forêts en PNG est de passer par un bail agricole qui définit généralement un plan de développement de plantations de palmier à huile qui est mis en oeuvre une fois les forêts déboisées.Même si certaines entreprises parviennent à se maintenir une fois la zone déboisée, l’intérêt mondial pour l’huile de palme les incite fortement à céder leurs terres contre de fortes sommes d’argent. 

À Collingwood Bay, en PNG, les communautés se battent contre les compagnies forestières depuis les années 1980, en particulier contre Rimbunan Hijau, la fameuse société forestière malaisienne. En 2002, elles ont remporté une bataille juridique de 14 ans qui a permis d’empêcher une société liée à Rimbunan Hijau de leur prendre 350 000 ha de terres. Mais, en 2009, une autre société forestière malaisienne, Ang Agroforestry Management Ltd, est venue dans la région avec le même partenaire local pour proposer un « projet d’agriculture intégrée » qui s’accompagnerait de la disparition de 40 000 ha de forêt et de la création de plantations de palmier à huile. Ang Agroforestry prétendait avoir déjà acquis les titres fonciers pour le projet.(7). 

Jeunes plants de palmier à huile en Malaisie (Photo : Sophie Gnych)


On sait peu de choses sur Ang Agroforestry, sinon que son actionnaire et représentant en PNG est Hii Eil Sing, que les communautés de Collingwood Bay connaissent pour être le directeur commercial du groupe Rimbunan Hijau. Hii Eil Sing est également le propriétaire de Sebekai Plantation Sdn Bhd, qui possède une concession de 5 000 ha de palmier à huile à Bintulu, au Sarawak, où les communautés ont mis en place des barrages et organisé des manifestations pour essayer de reprendre leurs terres à la société.(8) En 2003, il a été arrêté par la police en Indonésie pour son rôle dans une exploitation forestière illégale dans le sous-district de Manokwari Merdey, pour le compte de PT Rimba Kayu Arthamas, une société basée à Jakarta avec une concession en Papouasie.(9)

En 2010, les chefs suprêmes traditionnels des neuf tribus de Collingwood Bay, représentant 326 clans, ont déclaré publiquement leur désapprobation « dans les termes les plus forts possibles » vis-à-vis des projets tendant à introduire des plantations de palmier à huile dans la région de Collingwood Bay. Et les communautés ont également obtenu une ordonnance du tribunal empêchant tout représentant du gouvernement ou de l’entreprise de pénétrer leurs terres sans leur autorisation préalable.(10)

L’opposition locale, cependant, ne semble avoir aucune importance pour KL Kepong (KLK), une entreprise malaisienne d’huile de palme qui participe à la Table ronde sur l’huile de palme durable (RSPO) depuis 2004.En 2011, elle a engagé un processus d’acquisition de Ang Forestry, et a finalement payé près de 12 millions de dollars à Hii Eii Sing pour une participation de 69 % dans la société.En exposant les raisons de l’acquisition, KLK a évoqué la difficulté et le coût croissants des achats de terrains adaptés en Malaisie et en Indonésie.Les infrastructures et l’accessibilité sont actuellement difficiles et les coûts de développement élevés, a indiqué la société, mais « ces inconvénients sont compensés par la fertilité du sol et le contexte favorable en PNG. »(11)

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(3). Un rapport de 2013 des Amis de la Terre montre comment la réserve foncière de Bumitama est composée
de milliers d'hectares de terres que la société exploite illégalement, sans les autorisations nécessaires.
(4). Global Witness, « Liberian forests to be flattened by secret logging contracts », 4 septembre 2012
(5). David Walter Brown, «Why Governments Fail to Capture Economic Rent : The Unofficial Appropriation of Rain Forest Rent by Rulers in Insular Southeast Asia Between 1970 and 1999 », 2001.
(6). L'annonce du contrat par Felda le 9 juillet 2013 indiquait que les propriétaires de PT Temila Agro Abadi, la société avec les terres au Kalimantan occidental, étaient Paul Sugandi, Janti Susanto,Evelyn Suwandi et Yenny Suwandi, toutes ces personnes étant liées à Po Suwandi, le propriétaire de Alas Kusuma. Le contrat GoodHope portait sur la vente de la société PT Agro Harapan Lestari de Alas Kusuma.
(7). Plainte contre Kuala Lumpur Kepong
(8). « Negotiations fail, Penan Muslims hold demo », Sura Sarawak, juin 2012
(9). EIA, « The last frontier : illegal logging in Papua and China’s massive timber theft », 2005
(10). Complaint against Kuala Lumpur Kepong
(11). « Oil palm cultivation plan in PNG will benefit KLK », The Star, 5 octobre 2012

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